samedi 5 décembre 2020

Le testament du XIIIe dalaï-lama

 Ce qui suit est la retranscription exacte, à la virgule près, des pages 180 à 186 de la biographie Le dalaï-lama, dans la collection Naissance d’un destin, parue aux Éditions Autrement. Ce texte est connu sous le nom de Testament du XIIIe dalaï-lama.

Mr Rémy Daillet-Wiedemann ayant récemment publié une vidéo intitulée Images, quelques-unes, énigmes, Rémy disponible ici, dans laquelle figurent de nombreuses photographies, parmi lesquelles on note l’Amiral Koltchak, Von Ungern-Sternberg, le Potala, le Jokhang, il m’a semblé pertinent de ressortir ce texte. Le voici.


Le testament du XIIIe dalaï-lama

Mars 1933

Comme vous le savez tous, il ne fut pas considéré nécessaire de recourir à l’urne d’or de l’empereur pour retrouver ma réincarnation. Les prophéties faites par les oracles et les lamas, ainsi que les tests pratiqués sur moi lorsque j’étais enfant, se révélèrent suffisamment convaincants. Ainsi, tout jeune, je fus reconnu et intronisé comme la véritable réincarnation des précédents dalaï-lamas.

        Conformément à la tradition, mon éducation fut prise en charge par de nombreux maîtres spirituels, dont le régent Tatsak Rimpoché et Yongdzin Purchokpa Dorjechang. Armé de leurs conseils, j’ai étudié d’arrache-pied l’essence du bouddhisme, des plus simples prières aux sujets les plus obscurs. Ils m’ont ordonné novice et m’ont enseigné les cinq matières principales de la philosophie bouddhiste : prajna-paramita, madhyamaka, pramana, abhidarma et vinaya. J’ai appris à débattre les thèmes essentiels de ces enseignements, m’exposant ainsi à leur signification intrinsèque. Mes études comprirent l’océan de lignées de soutra et de tantra, et de ces merveilleux maîtres j’ai reçu un nombre incalculable d’instructions, d’initiations, de transmissions directes et d’enseignements oraux secrets. Je me suis plongé sans relâche dans ce vaste univers d’us spirituels, jour après jour, année après année, jusqu’à ce que mon esprit en soit complètement saturé.

        À l’âge de dix-huit ans, bien qu’encore immature, j’ai été appelé à assumer le lourd fardeau des affaires politiques et spirituelles du pays. Je ne me considérais pas qualifié pour ce poste, mais puisque les dirigeants politiques et religieux me prièrent unanimement d’accepter, de même que l’empereur chinois, j’ai compris qu’il n’y avait pas d’autre choix.

        Dès lors, j’ai dû sacrifier mes intérêts personnels et ma liberté individuelle afin de travailler jour et nuit pour le bien-être spirituel, social et politique du pays. Cette responsabilité n’avait rien d’une sinécure et pesait lourdement sur mes épaules.

        Durant l’année du Dragon-de bois (1905), les armées britanniques ont fait mouvement vers nos frontières et ont commencé à nous menacer. Il aurait été plus simple pour moi de me soumettre à leurs exigences ; or un tel acte aurait aisément mis en danger notre indépendance et notre souveraineté. Aussi, en dépit d’un voyage difficile et hasardeux, je suis parti pour la Mongolie et la Chine mandchoue, deux pays avec lesquels le Grand Cinquième avait établi une relation de mécène à chapelain, et avec lesquels le Tibet partageait des relations fondées sur un respect et un soutien mutuels.

        Un accueil chaleureux m’attendait. À Pékin, j’ai été reçu en grande pompe par l’empereur et l’impératrice. Je les ai informés de notre situation pour laquelle ils ont montré beaucoup de sympathie. 

        Alors que je séjournais encore à Pékin, tous deux moururent toutefois et le nouvel empereur Xuan Tong leur succéda. Je me suis entretenu avec lui, et j’ai repris la direction du Tibet.

         Alors que j’étais en route, l’amban* chinois fit parvenir de faux rapports à l’empereur, si bien qu’une armée chinoise sous les ordres de Lui Chan commença à envahir le pays depuis l’est.

        Une fois de plus, en tant que responsable du pays, je fus force de quitter ma terre natale et de lutter pour les intérêts nationaux. En dépit des aléas du voyage, je me suis refugié avec mes ministres et mes hauts fonctionnaires sur la terre sacrée de l’Inde où j’ai fait appel au gouvernement britannique en vue d’entamer des négociations avec la Chine. Les Britanniques ont tout entrepris dans ce sens, mais les Chinois ont fait la sourde oreille.

        Dans ces circonstances, il n’y avait vraiment rien d’autre à faire que de prier pour que les choses s’arrangent. Et nos prières furent rapidement exaucées, car la puissance de la vérité est grande et les forces du karma infaillibles. Une guerre civile éclata en Chine et la situation du Tibet changea complètement. Les troupes chinoises stationnées dans notre pays furent privées de toute assistance, et devinrent stagnantes comme un fleuve dont le courant d’eau s’est tari. Petit à petit, nous parvînmes à les déloger et à les chasser de notre pays. 

        Nous avons repris le contrôle du pays en l’année du Bœuf-d’ eau (1913) et, depuis lors, nous avons dirigé le pays sans la moindre influence étrangère. Ce fut une ère de paix et de prospérité, durant laquelle la population tibétaine put vivre en en harmonie et dans la joie.

        Il existe une quantité de documents concernant ces événements, et de surcroît vous les connaissez tous. Par conséquent, je ne m’attarderai pas. Je les mentionne seulement afin que vous sachiez comment je les ai perçus. Pendant tout ce temps, j’ai fait de mon mieux pour préserver notre identité spirituelle, culturelle et politique, et si mes efforts ne sont pas restés vains, j’en serai satisfait. Mais je ne me rappelle pas ces événements afin que vous me montriez votre reconnaissance ; la seule récompense à laquelle j’aspire est que notre pays reste fort et notre peuple heureux. Je ne demande rien d’autre.

        Je suis aujourd’hui à un âge avancé et je souhaiterais me dégager de mes responsabilités spirituelles et séculières, afin de consacrer le restant de ma vie à la méditation et à ma vie future. C’est là une chose que nous devrons tous faire les années s’accumulant.

        Malheureusement, il semble que ce luxe me soit refusé, et je n’ose faillir à la confiance que mes divinités méditatives et les protecteurs du dharma ont placée en moi. Lorsque j’ai prié mes précepteurs spirituels de donner leur bénédiction à ma décision, ils m’ont demandé de renoncer à mes projets ; par ailleurs, la majorité des Tibétains qui ne semblent avoir confiance qu’en moi à l’heure actuelle ont eux aussi fermement insisté pour que je change d’idée et que je reste à la tête du pays. Aussi n’ai-je d’autre choix que celui de continuer.

        Cela dit, je vais bientôt atteindre ma cinquante-huitième année et il ne me sera rapidement plus possible de vous servir. Chacun doit le réaliser et commencer à envisager le jour où je ne serai plus là. Entre moi et la nouvelle réincarnation, il y aura une période dépourvue de souverain.    

        Nos deux plus puissants voisins sont l’Inde et la Chine, et tous deux possèdent de puissantes armées. En conséquence, nous devons établir des relations stables avec eux. Il existe également quelques États plus petits qui maintiennent une présence militaire importante à nos frontières. Aussi est-il important que nous maintenions nous aussi une armée efficace, composée de soldats jeunes, bien entraînés, et capables d’assurer la sécurité du pays. Les cinq grandes dégénérescences dominent totalement la vie sur terre, au point que la guerre et les conflits sont devenus inhérents à la structure de la société humaine. Si nous ne nous prémunissons pas contre cette explosion de violence, nous aurons peu de chance de survivre.

        Nous devons en particulier nous méfier des barbares communistes, semant terreur et destruction partout où ils passent. Ce sont les pires. Ils ont déjà mis à feu et à sang une grande partie de la Mongolie, et ont interdit la recherche de la réincarnation de Jet-sün Dampa, le dirigeant spirituel du pays. Ils ont dévalisé et rasé les monastères, enrôlé de force les moines dans leurs armées ou les ont abattu sur-le-champ. Ils ont anéanti la religion partout où ils l’ont croisé, et même le nom du bouddha-dharma n’a pas survécu à leur sillage. Je suis sûr que vous avez eu connaissance des rapports en provenance d’Urga (Ulan-Bator) et d’ailleurs.

        Sous peu, les communistes seront à nos portes. Ce n’est qu’une question de temps avant que nous soyons forcés de les affronter, que cela soit au sein de nos propres rangs ou de l’étranger. 

        Lorsque le moment viendra, nous devrons être prêts à nous défendre. Sinon, nos traditions spirituelles et culturelles seront englouties à jamais. Les noms des dalaï-lamas et des panchen-lamas seront voués à l’oubli, de même que ceux des dépositaires de la foi et des glorieuses réincarnations. Les monastères seront mis à sac et réduits en cendres, les moines et les nonnes chassés ou exterminés. L’œuvre des grands rois religieux sera à tout jamais perdue, et toutes nos institutions culturelles et spirituelles seront persécutées, anéanties ou reléguées dans l’oubli. Le peuple sera dépouillé de ses droits et de ses biens ; nous deviendrons les esclaves de nos envahisseurs et n’auront plus qu’à errer en vain comme des vagabonds. Tous les êtres vivants seront contraints de côtoyer la misère. Le temps s’écoulera lentement, dans une souffrance et une terreur incalculables.

        Par conséquent, maintenant que les temps sont à la paix et au bonheur, que nous sommes encore capables d’agir librement, nous devons tout entreprendre pour nous prémunir contre cet imminent désastre. Faisons usage de méthodes pacifiques lorsque celles-ci sont dues ; mais, dans le cas contraire, n’hésitons pas à recourir à des moyens plus énergiques. Œuvrons assidûment pendant qu’il est encore temps, afin qu’il n’y ait pas de regret plus tard.

        C’est entre vos mains que repose le futur de notre pays. Que vous soyez ministre ou simple fonctionnaire, moine ou laïc, maître ou disciple, dirigeant ou citoyen ordinaire, je vous recommande avec insistance de vous unir et d’œuvrer pour le bien commun, selon vos moyens. Individuellement, nous n’avons aucune chance d’échapper au danger qui nous menace. Oubliez vos rivalités et vos intérêts propres, ne perdez pas de vue l’essentiel.

        Nous devons lutter ensemble pour le bien de tous, tout en respectant les enseignements du Bouddha. Si telle est notre façon d’agir, il ne fait aucun doute qu’avec la bénédiction de notre divinité protectrice Néchung, nommée par l’Acharya (Padma Sambhava) pour soutenir les dalaï-lamas dans leur rôle de défenseur, nous vaincrons.  

        Pour ma part, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour le bien commun, et j’offre ma bénédiction à tous ceux qui feront de même. Je prie pour que leurs efforts soient couronnés de succès. 

        Quant à ceux qui n’agiront pas avec justesse dans cet instant critique, leur destin s’en chargera. Si leur conduite complaisant leur est momentanément bénéfique, ils seront forcément confrontés à terme au désastre. Ils prennent pour l’instant plaisir à regarder le temps passer ; avant peu, ils regretteront leur insouciance. Alors, il sera trop tard pour faire marche arrière.  

        Je sais que l’harmonie et la prospérité demeureront au Tibet tout au long de mon vivant. Ensuite, des souffrances considérables surgiront et chacun subira les conséquences de ses actes de la manière que j’ai décrite plus haut.

        Mon expérience personnelle et ma raison me disent que toutes ces choses vont se dérouler, et qu’il est nécessaire que je vous en parle.

        De nombreux rites ont déjà été accomplis afin que je vive encore longtemps. La chose la plus important que l’on puisse faire pour moi est cependant de tenir compte de mes conseils. Si par le passé, des fautes ont été commises, nous devons en tirer des leçons et œuvrer d’arrache-pied, selon le meilleur de nous-mêmes.

        Je continuerai à tout faire pour rehausser la qualité de nos traditions spirituelles et culturelles, ainsi qu’à consacrer toute mon énergie pour garantir la stabilité politique du Tibet. J’encourage tous ceux qui ont du pouvoir à faire de même et je prie pour eux. Si nous travaillons tous sans relâche, notre peuple connaîtra la paix et la joie, et notre pays vivra longtemps.

        Vous m’avez demandé de vous donner conseil. Voilà qui est fait. Je vous en conjure, prenez-les à cœur et efforcez-vous d’appliquer leur essence à tout ce que vous entreprendrez. N’oubliez-pas ce que j’ai dit, l’avenir est entre vos mains. Il est extrêmement important de vaincre ce qui doit être vaincu, et d’accomplir ce qui doit être accompli. Ne confondez pas les deux.

Traduit du tibétain par Glenn H. Mulllin  

*émissaire officiel chinois à Lhassa.


 

Le dalaï-lama Naissance d’un destin, Éditions Autrement,

Claude B. Levenson

pp 180-186

Pour en savoir un peu plus:

https://fr.wikipedia.org/wiki/Thubten_Gyatso 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Temple_de_Jokhang


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