Ce qui suit est la retranscription exacte, à la virgule près, des pages 180 à 186 de la biographie Le dalaï-lama, dans la collection Naissance d’un destin, parue aux Éditions Autrement. Ce texte est connu sous le nom de Testament du XIIIe dalaï-lama.
Mr Rémy Daillet-Wiedemann ayant récemment publié une vidéo intitulée Images, quelques-unes, énigmes, Rémy disponible ici, dans laquelle figurent de nombreuses photographies, parmi lesquelles on note l’Amiral Koltchak, Von Ungern-Sternberg, le Potala, le Jokhang, il m’a semblé pertinent de ressortir ce texte. Le voici.Le testament du XIIIe
dalaï-lama
Mars 1933
Comme vous le savez tous, il ne fut pas considéré
nécessaire de recourir à l’urne d’or de l’empereur pour retrouver ma
réincarnation. Les prophéties faites par les oracles et les lamas, ainsi que
les tests pratiqués sur moi lorsque j’étais enfant, se révélèrent suffisamment
convaincants. Ainsi, tout jeune, je fus reconnu et intronisé comme la véritable
réincarnation des précédents dalaï-lamas.
Conformément à la tradition, mon éducation
fut prise en charge par de nombreux maîtres spirituels, dont le régent Tatsak
Rimpoché et Yongdzin Purchokpa Dorjechang. Armé de leurs conseils, j’ai étudié
d’arrache-pied l’essence du bouddhisme, des plus simples prières aux sujets les
plus obscurs. Ils m’ont ordonné novice et m’ont enseigné les cinq matières
principales de la philosophie bouddhiste : prajna-paramita, madhyamaka,
pramana, abhidarma et vinaya. J’ai
appris à débattre les thèmes essentiels de ces enseignements, m’exposant ainsi
à leur signification intrinsèque. Mes études comprirent l’océan de lignées de
soutra et de tantra, et de ces merveilleux maîtres j’ai reçu un nombre
incalculable d’instructions, d’initiations, de transmissions directes et
d’enseignements oraux secrets. Je me suis plongé sans relâche dans ce vaste
univers d’us spirituels, jour après jour, année après année, jusqu’à ce que mon
esprit en soit complètement saturé.
À l’âge de dix-huit ans, bien qu’encore
immature, j’ai été appelé à assumer le lourd fardeau des affaires politiques et
spirituelles du pays. Je ne me considérais pas qualifié pour ce poste, mais
puisque les dirigeants politiques et religieux me prièrent unanimement
d’accepter, de même que l’empereur chinois, j’ai compris qu’il n’y avait pas
d’autre choix.
Dès lors, j’ai dû sacrifier mes intérêts
personnels et ma liberté individuelle afin de travailler jour et nuit pour le
bien-être spirituel, social et politique du pays. Cette responsabilité n’avait
rien d’une sinécure et pesait lourdement sur mes épaules.
Durant
l’année du Dragon-de bois (1905), les armées britanniques ont fait mouvement
vers nos frontières et ont commencé à nous menacer. Il aurait été plus simple pour
moi de me soumettre à leurs exigences ; or un tel acte aurait aisément mis
en danger notre indépendance et notre souveraineté. Aussi, en dépit d’un voyage
difficile et hasardeux, je suis parti pour la Mongolie et la Chine mandchoue,
deux pays avec lesquels le Grand Cinquième avait établi une relation de mécène
à chapelain, et avec lesquels le Tibet partageait des relations fondées sur un
respect et un soutien mutuels.
Un accueil
chaleureux m’attendait. À Pékin, j’ai été reçu en grande pompe par l’empereur
et l’impératrice. Je les ai informés de notre situation pour laquelle ils ont
montré beaucoup de sympathie.
Alors que
je séjournais encore à Pékin, tous deux moururent toutefois et le nouvel empereur
Xuan Tong leur succéda. Je me suis entretenu avec lui, et j’ai repris la
direction du Tibet.
Alors que j’étais en route, l’amban* chinois fit parvenir de faux
rapports à l’empereur, si bien qu’une armée chinoise sous les ordres de Lui
Chan commença à envahir le pays depuis l’est.
Une fois de
plus, en tant que responsable du pays, je fus force de quitter ma terre natale
et de lutter pour les intérêts nationaux. En dépit des aléas du voyage, je me
suis refugié avec mes ministres et mes hauts fonctionnaires sur la terre sacrée
de l’Inde où j’ai fait appel au gouvernement britannique en vue d’entamer des
négociations avec la Chine. Les Britanniques ont tout entrepris dans ce sens,
mais les Chinois ont fait la sourde oreille.
Dans ces
circonstances, il n’y avait vraiment rien d’autre à faire que de prier pour que
les choses s’arrangent. Et nos prières furent rapidement exaucées, car la
puissance de la vérité est grande et les forces du karma infaillibles. Une
guerre civile éclata en Chine et la situation du Tibet changea complètement.
Les troupes chinoises stationnées dans notre pays furent privées de toute
assistance, et devinrent stagnantes comme un fleuve dont le courant d’eau s’est
tari. Petit à petit, nous parvînmes à les déloger et à les chasser de notre
pays.
Nous avons
repris le contrôle du pays en l’année du Bœuf-d’ eau (1913) et, depuis lors,
nous avons dirigé le pays sans la moindre influence étrangère. Ce fut une ère
de paix et de prospérité, durant laquelle la population tibétaine put vivre en
en harmonie et dans la joie.
Il existe
une quantité de documents concernant ces événements, et de surcroît vous les
connaissez tous. Par conséquent, je ne m’attarderai pas. Je les mentionne
seulement afin que vous sachiez comment je les ai perçus. Pendant tout ce
temps, j’ai fait de mon mieux pour préserver notre identité spirituelle,
culturelle et politique, et si mes efforts ne sont pas restés vains, j’en serai
satisfait. Mais je ne me rappelle pas ces événements afin que vous me montriez
votre reconnaissance ; la seule récompense à laquelle j’aspire est que
notre pays reste fort et notre peuple heureux. Je ne demande rien d’autre.
Je suis
aujourd’hui à un âge avancé et je souhaiterais me dégager de mes
responsabilités spirituelles et séculières, afin de consacrer le restant de ma
vie à la méditation et à ma vie future. C’est là une chose que nous devrons tous
faire les années s’accumulant.
Malheureusement, il semble que ce luxe me soit refusé, et je n’ose
faillir à la confiance que mes divinités méditatives et les protecteurs du
dharma ont placée en moi. Lorsque j’ai prié mes précepteurs spirituels de
donner leur bénédiction à ma décision, ils m’ont demandé de renoncer à mes
projets ; par ailleurs, la majorité des Tibétains qui ne semblent avoir
confiance qu’en moi à l’heure actuelle ont eux aussi fermement insisté pour que
je change d’idée et que je reste à la tête du pays. Aussi n’ai-je d’autre choix
que celui de continuer.
Cela dit, je
vais bientôt atteindre ma cinquante-huitième année et il ne me sera rapidement
plus possible de vous servir. Chacun doit le réaliser et commencer à envisager
le jour où je ne serai plus là. Entre moi et la nouvelle réincarnation, il y
aura une période dépourvue de souverain.
Nos deux
plus puissants voisins sont l’Inde et la Chine, et tous deux possèdent de
puissantes armées. En conséquence, nous devons établir des relations stables
avec eux. Il existe également quelques États plus petits qui maintiennent une
présence militaire importante à nos frontières. Aussi est-il important que nous
maintenions nous aussi une armée efficace, composée de soldats jeunes, bien
entraînés, et capables d’assurer la sécurité du pays. Les cinq grandes
dégénérescences dominent totalement la vie sur terre, au point que la guerre et
les conflits sont devenus inhérents à la structure de la société humaine. Si
nous ne nous prémunissons pas contre cette explosion de violence, nous aurons
peu de chance de survivre.
Nous devons
en particulier nous méfier des barbares communistes, semant terreur et
destruction partout où ils passent. Ce sont les pires. Ils ont déjà mis à feu
et à sang une grande partie de la Mongolie, et ont interdit la recherche de la
réincarnation de Jet-sün Dampa, le dirigeant spirituel du pays. Ils ont
dévalisé et rasé les monastères, enrôlé de force les moines dans leurs armées
ou les ont abattu sur-le-champ. Ils ont anéanti la religion partout où ils
l’ont croisé, et même le nom du bouddha-dharma n’a pas survécu à leur sillage.
Je suis sûr que vous avez eu connaissance des rapports en provenance d’Urga
(Ulan-Bator) et d’ailleurs.
Sous peu,
les communistes seront à nos portes. Ce n’est qu’une question de temps avant
que nous soyons forcés de les affronter, que cela soit au sein de nos propres
rangs ou de l’étranger.
Lorsque le
moment viendra, nous devrons être prêts à nous défendre. Sinon, nos traditions
spirituelles et culturelles seront englouties à jamais. Les noms des dalaï-lamas
et des panchen-lamas seront voués à l’oubli, de même que ceux des dépositaires
de la foi et des glorieuses réincarnations. Les monastères seront mis à sac et
réduits en cendres, les moines et les nonnes chassés ou exterminés. L’œuvre des
grands rois religieux sera à tout jamais perdue, et toutes nos institutions
culturelles et spirituelles seront persécutées, anéanties ou reléguées dans
l’oubli. Le peuple sera dépouillé de ses droits et de ses biens ; nous
deviendrons les esclaves de nos envahisseurs et n’auront plus qu’à errer en
vain comme des vagabonds. Tous les êtres vivants seront contraints de côtoyer
la misère. Le temps s’écoulera lentement, dans une souffrance et une terreur
incalculables.
Par
conséquent, maintenant que les temps sont à la paix et au bonheur, que nous
sommes encore capables d’agir librement, nous devons tout entreprendre pour
nous prémunir contre cet imminent désastre. Faisons usage de méthodes
pacifiques lorsque celles-ci sont dues ; mais, dans le cas contraire, n’hésitons
pas à recourir à des moyens plus énergiques. Œuvrons assidûment pendant qu’il
est encore temps, afin qu’il n’y ait pas de regret plus tard.
C’est entre
vos mains que repose le futur de notre pays. Que vous soyez ministre ou simple
fonctionnaire, moine ou laïc, maître ou disciple, dirigeant ou citoyen
ordinaire, je vous recommande avec insistance de vous unir et d’œuvrer pour le
bien commun, selon vos moyens. Individuellement, nous n’avons aucune chance
d’échapper au danger qui nous menace. Oubliez vos rivalités et vos intérêts
propres, ne perdez pas de vue l’essentiel.
Nous devons
lutter ensemble pour le bien de tous, tout en respectant les enseignements du
Bouddha. Si telle est notre façon d’agir, il ne fait aucun doute qu’avec la
bénédiction de notre divinité protectrice Néchung, nommée par l’Acharya (Padma Sambhava)
pour soutenir les dalaï-lamas dans leur rôle de défenseur, nous vaincrons.
Pour ma
part, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour le bien commun, et j’offre
ma bénédiction à tous ceux qui feront de même. Je prie pour que leurs efforts
soient couronnés de succès.
Quant à
ceux qui n’agiront pas avec justesse dans cet instant critique, leur destin
s’en chargera. Si leur conduite complaisant leur est momentanément bénéfique,
ils seront forcément confrontés à terme au désastre. Ils prennent pour
l’instant plaisir à regarder le temps passer ; avant peu, ils regretteront
leur insouciance. Alors, il sera trop tard pour faire marche arrière.
Je sais que
l’harmonie et la prospérité demeureront au Tibet tout au long de mon vivant.
Ensuite, des souffrances considérables surgiront et chacun subira les
conséquences de ses actes de la manière que j’ai décrite plus haut.
Mon
expérience personnelle et ma raison me disent que toutes ces choses vont se
dérouler, et qu’il est nécessaire que je vous en parle.
De nombreux
rites ont déjà été accomplis afin que je vive encore longtemps. La chose la
plus important que l’on puisse faire pour moi est cependant de tenir compte de
mes conseils. Si par le passé, des fautes ont été commises, nous devons en
tirer des leçons et œuvrer d’arrache-pied, selon le meilleur de nous-mêmes.
Je
continuerai à tout faire pour rehausser la qualité de nos traditions
spirituelles et culturelles, ainsi qu’à consacrer toute mon énergie pour
garantir la stabilité politique du Tibet. J’encourage tous ceux qui ont du
pouvoir à faire de même et je prie pour eux. Si nous travaillons tous sans
relâche, notre peuple connaîtra la paix et la joie, et notre pays vivra
longtemps.
Vous m’avez demandé de vous donner conseil. Voilà qui est fait. Je vous en conjure, prenez-les à cœur et efforcez-vous d’appliquer leur essence à tout ce que vous entreprendrez. N’oubliez-pas ce que j’ai dit, l’avenir est entre vos mains. Il est extrêmement important de vaincre ce qui doit être vaincu, et d’accomplir ce qui doit être accompli. Ne confondez pas les deux.
Traduit du tibétain par Glenn H. Mulllin
*émissaire officiel chinois à Lhassa.
Le dalaï-lama Naissance d’un destin, Éditions Autrement,
Claude B. Levenson
pp 180-186
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