lundi 19 décembre 2016

Pierre Dortiguier L’enseignement de l’ignorance Transcription de l’entretien vidéo

« Les paroles s’envolent, les écrits restent » dit le célèbre adage. Les réflexions - d’une lucidité et d’une acuité terrifiantes - de Pierre Dortiguier sur les cause de la décadence programmée de l’enseignement m’ont semblé tellement importantes que j’ai cru de mon devoir de mettre par écrit les propos qu’il tient dans cet entretien.
Afin de dissiper toute confusion, il s’agit d’un entretien (de 2013 ?) qui dure 13 :50 et diffusé par Egalité et Réconciliation et non pas de l’entretien plus récent, plus long et plus complet accordé par le Professeur Pierre Dortiguier à Factuelle66 dont l’intitulé est: L'enseignement de l'ignorance pour la future tyrannie, disponible ici.






« J’ai vu s’effondrer - quand même, je dois dire, j’avais vingt-sept ans - j’ai vu s’effondrer une civilisation… Quand même… Bon, quand on dit qu’on a cinquante, soixante ans, on dit : « oui mais ça c’est parce qu’il voit le passé »… Nous étions jeunes, à l’époque, mais… On a vu que ce qu’on avait connu hier, on ne le reverrait pas le lendemain.
Je vous donnerai le témoignage d’un de mes professeurs du Lycée Henri IV, qui était le fameux Michard, des manuels Lagarde et Michard. J’avais eu son collègue, c’étaient deux toulousains. Son collègue était à Louis-le-Grand et je l’avais connu à Henri IV, deux ans. Et, au moment de prendre mon poste, donc, en 1969, il me dit : « mon cher Dortiguier, vous savez, ce n’est pas la peine d’aller dans l’enseignement. J’ai été, comme vous le savez, professeur chez vous, j’ai été inspecteur général, et je dois vous dire que tout est fait pour que l’enseignement dépérisse. » Et en effet, toute la discipline qui était formatrice, chez nous, a disparu. Et qu’est-ce-que vous voulez ? S’il faut un tuteur à une plante, si vous enlevez un tuteur, vous le remplacez par un autre. On a enlevé ce tuteur et on ne l’a remplacé par rien, voyez-vous ? Et on a trouvé que, simplement, que la plante allait dans tous les sens. Qu’il y avait évidemment, des bêtes comme par exemple le problème de la drogue, le problème de ceci, le problème de cela. On n’a pas mis cela sur le compte de l’absence de discipline. On l’a mis, cela, sur le compte de l’absence de facteurs, qu’on appelle les facteurs de la vie actuelle. On a mis ça sur le compte de la modernité. Pas vrai du tout.
D’abord, il y a trois points. L’absence de respect des professeurs. On dit souvent : «les professeurs ne sont plus respectés». Oui, mais la véritable raison c’est qu’ils sont de moins en moins bien formés. Vous ne pouvez pas respecter quelqu’un qui n’est pas capable de maîtriser la matière qu’il a sous les yeux. Ce n’est pas possible. Nous avions des professeurs qui étaient véritablement, dans les lycées, même, voyez-vous… Moi j’étais dans le Collège des Jésuites, mais j’ai vu, j’ai voulu avoir l’expérience des lycées. Nous avions des professeurs qui souvent, n’avaient pas de thèse, d’ailleurs. Et ils n’avaient pas de thèse parce qu’ils avaient voulu se mettre au service des étudiants toute leur vie. Je pouvais en citer, et qui étaient d’une très grande force, y compris ceux qui préparaient … ils préparaient aux grandes écoles. J’en ai connu qui préparaient, même, à l’École des Chartes – qui avaient leur thèse, du reste – mais qui étaient certainement beaucoup plus intéressants que ceux que j’ai connu en faculté. C’est-à-dire que les plus forts dans l’enseignement français, se mettaient au service de la première… de la jeunesse adolescente. Et si vous ne formez pas, d’abord, la jeunesse adolescente, ce n’est pas la peine de la traîner ou de l’entraîner dans les universités. Or, après 1968, ça a été la course aux places, voyez ? Nous avons, je dis souvent ces jours-ci, qu’il y avait un livre de 1912, par de Jouvenel, qui s’appelait La République des Camarades. Et bien mes camarades me disaient – je ne peux pas le citer ouvertement – j’en vois… j’en entends un, encore, qui me dit : « Nous, nous avons reçu une éducation, nous avons reçu une instruction, et bien maintenant nous allons en profiter ». C’est ce cynisme-là, voyez-vous, qui a spéculé sur la faiblesse des générations formées après 68, qui est responsable, effectivement, du désastre actuel.
Nous avions, par exemple, plusieurs disciplines, que je vais vous énoncer. Nous avions, par exemple, dans les langues, la pratique du thème. C’est-à-dire, je vous explique, nous avions un texte français et qu’il fallait traduire en espagnol, en anglais, en allemand. Ça impliquait donc la connaissance, d’abord, du français. C’est-à-dire, il fallait d’abord bien entendre ce que l’on lisait pour le traduire. Nous avions… nous ne traduisions pas, comme ça, de but en blanc… Nous avions devant nous, deux heures, trois heures, quatre heures, pour le faire. Nous avions la capacité de travailler en silence. Aujourd’hui, ceux qui veulent chercher le silence sont obligés d’aller en Asie. Ils sont obligés d’aller en Inde d’aller chercher un gourou. Nous, le gourou, nous l’avions directement, au lycée, est-ce que vous voyez – ou au collège… Hmmm ?       
Nous avions aussi des exercices de version. C’est-à-dire, nous restions, moi je me souviens, de cinq heures à sept heures, à l’étude. Nous avions devant nous un texte latin, un texte grec, un texte allemand, moi qui faisais de l’anglais, eh bien nous étions tenus, pendant deux heures, de traduire, en silence, si vous voyez ce que je veux dire… Donc nous étions, si je puis dire, au contact de nous-mêmes… Nous avions chez nous, très peu de dépression, parce que nous nous exercions nous-mêmes. Nous cultivions et nous développions de l’énergie, voyez-vous ? Et cette énergie-là, elle a été discréditée, voyez-vous, dans les années 67-68. Bon, on a commencé par dire que notre instruction était une véritable dictature, qu’il fallait nous émanciper, sur le plan de la sexualité, et cetera… des choses qui étaient des propos séditieux, tenus par Marcuse, que j’ai rencontré, du reste. Un homme froid, impitoyable, un ancien officier, vous le savez, des services du renseignement américain, vous savez cela… Ces gens-là n’avaient que des absurdités en tête. La psychanalyse a fait beaucoup de mal, évidemment, parce que tout ce qui était conscient, tout ce qui était réflexion, était justement, sapé, subversivement, par un appel à l’inconscient que personne n’était capable de vous produire. C’est-à-dire que ça a été, véritablement, une escroquerie. Vous avez des escroqueries aux sub-primes, voyez-vous, et bien là, nous avions des escroqueries au concept. Alors, ceci n’a pas duré, car ça ne pouvait pas durer, mais a introduit d’autres professeurs qui, en classe, qui n’ont plus voulu imposer une discipline, parce qu’ils ne se l’imposaient plus à eux-mêmes. Est-ce que vous voyez ? Nous avions des professeurs qui étaient capables de réciter des tirades entières de Racine, de Corneille, et cetera… Des professeurs qui étaient capables de vous parler d’histoire – écoutez – les mains dans les poches. Moi je me rappelle d’un cours à Henri IV : le professeur a fait tout le Consulat - c’était Monsieur Fourniol – véritablement, les mains derrière le dos, les mains dans le dos. Alors, évidemment, qu’on était admiratif en même temps qu’on comprenait que ce savoir était possible. Parce que le professeur était l’incarnation du savoir. Est-ce que vous voyez ? Aujourd’hui, maintenant, le problème d’incarnation ne se pose plus. Par exemple, dans le monde chrétien, on ne vous dit plus que le Christ s’est incarné. Alors-là … Le Christ est un copain qui jouera au football quand vous serez de l’autre côté, voyez-vous ? Mais ce n’est pas du tout un modèle de vie. La Vierge n’est plus un modèle de femme, voyez-vous ? On ne veut plus de modèles. Et ceux qui ne veulent plus de modèles sont ceux qui veulent, on dit, nous rendre esclaves. Non, nous rendre, disons…  accentuer le caractère informe, le caractère chaotique qui est dans la nature humaine, qui est dans la nature elle-même, mais qui est bien sûr dominé, en général, et nous, on veut que ce soit les forces inférieures qui prennent le pas. Alors comme ces forces inférieures ne peuvent pas, évidemment, disons dominer, elles sont encore plus dépressives. C’est-à-dire que l’on essaie de multiplier les fausses représentations pour qu’en réalité nous nous soumettions aux remèdes qui nous sont offerts. Alors par exemple, aujourd’hui, vous n’avez plus de cours, réellement, vous avez, par exemple, tenez, vous n’avez plus de dissertation, par exemple. Avant, on nous donnait un sujet, je me rappelle d’un sujet que j’avais eu, par exemple : la solitude. Point. Bon, et bien il fallait organiser le thème, pendant trois heures, quatre heures, six heures. Nous avions la capacité, disons, de construire quelque chose en nous, avec beaucoup plus de liberté qu’aujourd’hui. Maintenant, il faut répondre à des questions, comme quand on passe un examen de médecine, il faut cocher. En réalité, ce qu’il faut, c’est montrer qu’on est d’accord avec l’idéologie qui est présentée. Un peu comme quand vous voulez ouvrir une porte : vous avez une clef, bon ben vous essayez une clef, vous essayez l’autre clef, la troisième clef. Bon, le portail s’ouvre, tout le monde rentre, et cetera. Et finalement, ça ne vous intéresse pas de voir ce qu’il y a dedans. Vous prenez ce qu’on vous donne et vous ressortez. Vous n’essayez pas d’habiter la philosophie, d’habiter le savoir. Alors, d’où, évidemment, les fermetures, aujourd’hui, de librairies. Les librairies d’occasion où l’on pouvait trouver une très bonne littérature n’existent plus. Bon, le latin et le grec sont devenus des sciences absolument… des matières… Ecoutez, je peux dire une chose, ce que j’entends, aujourd’hui, expliquer en licence, c’est ce que je faisais quand j’étais en quatrième. C’est-à-dire le niveau a véritablement baissé. Et mes camarades je pense à… bon, je ne nomme pas, mais… qui ont décrit… qui sont devenus socialistes, ils vous disent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais eux n’ont pas reçu cette éducation. Eux, ils ont vécu, justement, sous l’éducation ancienne. Les révolutionnaires français, par exemple, qui disaient : « à bas les prêtres, à bas ceci, à bas cela » ! Qu’est-ce qu’ils avaient reçu comme éducation, pour apprendre à parler, comme Robespierre, par exemple ?  Ou Danton ? Ils étaient élevés chez les prêtres. Ils étaient élevés religieusement. Or eux, justement, c’est-à-dire, ils disent aux autres : «  ce que nous, nous avons fait, vous, ne le faites pas. Mais nous, nous restons les maîtres parce que nous, nous avons reçu la vraie éducation ». C’est ce qui s’appelle être rebelle, c’est-à-dire que le rebelle c’est celui qui va contre le commandement qu’on lui a donné. Ils ont reçu un commandement, ils ont reçu une instruction, et ils veulent la retourner contre le principe du commandement, le principe de l’instruction. C’est ça, la véritable rébellion. Alors, comme ils ne réussissent pas, évidemment, ils étendent la rébellion. Ils vous disent par exemple : « aujourd’hui, il nous faut dix-mille, vingt-mille, soixante-mille professeurs. Mais, regardez. Je vais vous dire: bien sûr, qu’il nous faut des professeurs ! Mais quelle est la qualité de ce que nous faisons ? La qualité de l’enseignement technique, par exemple, est nulle. Moi j’ai eu des élèves en terminale qui n’étaient pas capables d’être en terminale, qui savaient à peine écrire, à peine lire. Vous les faisiez lire, au bout de dix lignes, la personne s’écroulait, exactement comme si elle  avait bu un demi-litre d’alcool… Ça, ce n’est pas possible. Alors, je crois que ce qui a contribué à la perte de l’enseignement, c’est l’abandon des disciplines traditionnelles, qui avaient été, disons, forgées, essentiellement aux XVIIe, XVIIIe siècles, par les Pères Jésuites ou par d’autres, par les protestants, et cetera, en Allemagne, surtout, et qui avaient, vraiment, fourni des résultats. J’ai été pendant de nombreuses années, lecteur à la bibliothèque de l’Ecole Normale Supérieure, rue d’Ulm. Ecoutez, quand je voyais ce qu’écrivaient par exemple, pour reparler de l’allemand, ce qui était écrit dans les revues de philosophie allemande, même relativement à ce qui était écrit à la même époque chez nous, on voyait la différence. Pourquoi ? Parce que dans les universités allemandes, en classe – ça se faisait chez nous, mais là-bas, c’était plus répandu – vous aviez l’obligation d’écrire une dissertation en latin. Des gens qui devaient être des notaires, dans la vie, il y avait de gens qui devaient être des ingénieurs, avaient fait cet exercice. C’est un exercice intellectuel. Pourquoi le faisaient-ils ou pourquoi pouvaient-ils le faire ? Parce que le professeur, devant eux, le faisait. Mais aujourd’hui, le professeur n’est pas capable de le faire. Le professeur n’est pas capable de traduire un livre ouvert. Quand vous avez ce qui est l’instruction, ce n’est pas l’imitation. Simplement, vous ne pouvez pas imiter quelqu’un. Mais vous pouvez avoir l’idéal du modèle qui est devant vous. Vous vous dites : « je vois mon professeur qui se débrouille là-dessus, alors, donc, moi je peux aussi faire quelque chose. Non ! Le professeur, aujourd’hui, ce qu’il veut, c’est avoir la paix avec son administration, c’est-à-dire avoir autant de bonnes notes que possible. Par exemple, j’ai un de mes élèves, qui me met Victor Hugo au XVIIe siècle, bon, et bien, il a quand même eu une mention au baccalauréat. Ça veut dire, donc, qu’il a obtenu, si je puis dire, le succès dans le désordre. Il n’est pas capable, bien sûr, de faire une seule dissertation. Il n’est pas capable de faire une version. Il est capable de répondre à des questions, c’est-à-dire qu’il a été trompé. C’est cette absence de formation, c’est ce goût, aussi, des demi-vérités. C’est-à-dire qu’on ne vous donne pas réellement la chose à saisir entre les mains, en mesurant la densité de la chose, en mesurant la difficulté. Quand nous étions obligés de travailler pendant des heures en silence, nous mesurions d’abord la difficulté de ce que nous avions à faire. C’est-à-dire nous apprenions à – non pas vaincre la difficulté – mais à l’affronter. Je dirais même à la subir. Une fois que vous l’avez subie, vous réagissez. Mais si vous ignorez qu’une difficulté existe, vous avez l’illusion de savoir. Vous développez, en réalité, de l’orgueil. Le type qui dit : « Bon, ben, écoutez. Moi, j’ai une mention au bac et puis toi, je te regarde… » C’est ainsi que nous avons des universités qui sont de moins en moins compétitives. Je dois dire que du point de vue de l’enseignement, je compare, en francophonie - je ne connais pas le Québec- mais je compare avec la Belgique, par exemple. Bon, il est certain que sur le plan philosophique, l’Université Philosophique de Louvain nous dépassait. Evidemment, elle nous dépassait parce qu’elle était encore plus exigeante que nous, sur ce plan. Alors vous imaginez aujourd’hui ! Evidemment ! Je crois que le problème de la France c’est de réformer les maîtres. Et tant qu’il n’y aura pas une réforme des maîtres, les élèves, qu’ils soient quarante ou trente dans une classe, ou vingt, la chose ne changera pas. C’est une difficulté. Mais ce qui est terrible, ce n’est pas d’être quarante, trente ou vingt ou quatre-vingt. C’est le fait d’être trente, quarante ou quatre-vingt devant quelqu’un qui n’est pas-même un maître. C’est cela que je veux dire. Et oui ! Et cela, la question n’est pas posée. Et comme on dit, la conscience la pose, là. »   


Propos retranscrits et mis en forme par André.



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