mercredi 14 janvier 2015

Dominique Venner : Triomphe et déclin de l’utopie américaine







La « cage d’acier » de la société libérale
Depuis la fin de la guerre froide et la victoire de la puissance américaine sur son adversaire soviétique, une interprétation uniforme s’est imposée de l’histoire européenne du XXe siècle vue comme une marche difficile mais inéluctable vers la « Sainte Démocratie » brocardée par Kundera. Une sorte d’utopie parée de couleurs hédonistes chatoyantes, celles de la prospérité générale, du pluralisme des opinions et de la liberté laissée à la vie privée la plus débridée. Après 1918, le président américain Wilson avait proposé d’ouvrir l’Europe à cette utopie de bâtir un monde « sûr pour la démocratie ». Et voilà que cette ultime utopie semblait sur le point de se réaliser.
Comme d’autres avant lui, Kundera se faisait le critique de la société libérale. Il voyait que son idéal séduisant de liberté individuelle et d’ouverture au monde masquait en réalité le pouvoir d’une oligarchie, la toute-puissance du marché qui transforme les citoyens-consommateurs en esclaves de la marchandise, réduisant toute valeur aux seuls critères de l’utilité marchande.
Certes, il y a un abîme entre la mise au rebut des « forces de travail », c’est-à-dire d’hommes très concrets sacrifiés en silence à la logique du profit, et l’anéantissement physique de millions d’hommes pratiqué jadis par Lénine et Staline, ou dans un genre différent, par Hitler. Mais était-il intellectuellement honnête de s’abriter rétrospectivement derrière le retour à la barbarie qui a sévi après 1917, et à laquelle n’ont d’ailleurs pas échappé les « démocraties » quand elles procédaient aux bombardements de terreur sur les populations civiles en Allemagne ou au Japon (Hiroshima) ? On invoquera l’immoralisme brutal des uns pour prétendre au monopole de la « morale ». On pourra justifier de la sorte un système où la richesse des spéculateurs est payée par la détresse de ceux qui travaillent, les cités en béton et les campagnes désertifiées. L’habileté du système, il faut le reconnaître, a été de compenser l’assèchement de la vie personnelle et l’évaporation des solidarités communautaires par de la consommation, de la bureaucratie, des spectacles et du sexe.
A la façon d’une énorme machine à déboiser, le système ne laisse subsister en Europe que la coquille vide d’Etats ayant abdiqué une large part de leur souveraineté devant le pouvoir planétaire de prédateurs financiers. Des nations elles-mêmes il n’est plus question, ni des trésors dont elles étaient les gardiennes, ni de la protection qu’elles accordaient à leurs nationaux désormais exposés sans l’avoir désiré aux oukases des eurocrates, à l’inquisition de juges étrangers, à l’invasion de produits manufacturés exotiques à très bon marché, sans parler d’autres invasions plus lourdes de conséquences encore. S’étend de la sorte un paysage de sociétés éclatées au sein desquelles ont été largement abolies les règles communes de civilités, où les pères ne sont plus tout à fait des pères et les femmes plus toujours des femmes, où l’on fabrique dès l’enfance des être inaptes à l’effort, égoïstes et capricieux. L’effondrement général n’étant provisoirement contenu que par les antidépresseurs et le pouvoir incertain du bureaucrate, du psychologue, du juge et du policier. (…)
Le meilleur des mondes et « 1984 »
Durant le premier tiers du XXe siècle, plusieurs écrivains et philosophes s’étaient efforcés d’imaginer ce que serait l’avenir d’un monde entièrement dominé par la rationalité, l’impératif économique et le nihilisme, c’est-à-dire la soumission à l’utilitaire et aux pulsions inférieures du désir et de l’ambition personnelle. L’un des auteurs les plus perspicaces fut Aldous Huxley. En 1932 il publia Le meilleur des mondes, roman d’anticipation qui se passe vers l’an 2500 de notre ère. L’auteur pensait donc anticiper de cinq ou six siècles l’évolution de l’économie, des sciences et de la société. Erreur ! (…) Dans l’ère du Meilleur des mondes, on comptait les années à partir de Ford, l’inventeur de la société de consommation. (…) La planète du Meilleur des Mondes es gouvernée par une oligarchie. la technique règne, l’ordre aussi. De grands progrès ont été réalisés grâce à la génétique. La famille a disparu. La reproduction s’effectue par clonage. la sexualité n’est plus qu’un jeu, mais sa fonction est de première grandeur. Une licence sexuelle débridée dompte les mâles et apporte des compensations à la disparition des autres libertés.
Simultanément, le système cultive l’horreur de la beauté et de la gratuité. Les enfants apprennent à détester les livres et les fleurs. Rien de plus sage. Les livres pourraient éveiller l’esprit critique, et l’amour de la nature ne favorise pas la consommation de marchandises. Comme il faut tout prévoir, en cas de défaillance, on prescrit un tranquillisant, le « soma ».
Une quinzaine d’années après Huxley, George Orwell publia une anticipation également célèbre, 1984, visiblement inspirée par le modèle communiste. Mais ce qu’il décrivait s’appliquait aussi à l’évolution des sociétés libérales. La surveillance universelle exercée par Big Brother pour renseigner la police de la pensée, on la voit désormais à l’œuvre avec ses « observatoires » spécialisés et la délation encouragée. Quatre grands ministères dominaient la société de 1984, ceux de la vérité, de la paix, de l’amour et de l’abondance. Ces ministères du mensonge, on les voit aussi proliférer sous des appellations empruntées à la publicité. (…)
Les ruptures de Mai 68
Evènements fascinants et révélateurs que ceux de Mai 68 ! On avait vu l’Etat, si féroce et arrogant quelques années plus tôt à l’encontre des Français d’Algérie, abdiquer piteusement devant une bande de chahuteurs enflée d’heure en heure par des succès qui devaient plus à la débandade générale de toute autorité qu’à sa force propre. Pourquoi cette connivence entre la société et sa contestation ? Une réponse à cette question permettrait d’avancer dans l’interprétation de l’époque.
Tout n’était pas négatif dans ce mouvement qui secouait nombre de cocotiers et pratiquait l’irrespect de façon réjouissante. la contestation ne fut pas cependant ce qu’elle semblait être. Les apparences étaient trompeuses. Elles laissaient supposer aux conservateurs que le marxisme livrait un nouvel assaut contre « notre monde ». Ceux qui le pensaient n’avaient pas pris garde que « notre monde » n’existait plus, sinon dans leurs illusions. Le nez sur l’évènement, ils n’avaient pas identifié la complicité intime qui unissait le marxisme et la société occidentale développée, ce que les suites de 1968 allaient montrer.
L’évènement qui avait secoué la torpeur française était la manifestation locale d’un phénomène qui affectait l’ensemble du monde de l’économie libérale (…).
La contestation avait commencé dans les universités américaines et, comme une traînée de poudre, avait gagné toute l’Europe de l’Ouest (…). Il se trouvait parfois un ministre de l’Intérieur à l’ancienne mode pour dénoncer un complot international et déceler « la main de Moscou » (…) derrière les cortèges hurlants ou les attentats. Et sans doute les rivalités entre puissances de l’Est et de l’Ouest ont-elles contribué à jeter ici ou là quelques brandons sur l’herbe sèche. mais expliquer ce qui se passait comme l’effet d’une vaste subversion avec quelque part un chef d’orchestre caché relevait du fantasme et du simplisme.
Les années de guerre froide avaient contribué à installer dans les esprits ce schéma réducteur. En accréditant le mythe du « monde libre » face à l’univers de la tyrannie communiste, l’époque avait enraciné cette idée que si le « monde libre » était souvent peu défendable, cela ne tenait pas à sa nature, à la nature de la société libérale, mais à sa pénétration par la « subversion ». Ce en quoi on se trompait. Plutôt que de s’évertuer à dépister les idées ou les agents de la « subversion » et à dénoncer l’influence pernicieuse de Karl Marx, on eut fortement gagné à lire celui-ci puisque, dans Le Manifeste du Parti Communiste publié en 1848, il avait pris la peine de décrire les maux qu’à tort on attribuait à ses disciples :
 » La bourgeoisie (…) ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les conditions de la production, c’est-à-dire les rapports sociaux… Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes… Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés… »
Tableau toujours actuel cent cinquante ans après. A cette différence qu’à l’époque où fut rédigé le Manifeste de 1848 subsistaient encore des traces de l’ancien monde européen (…) alors que cent cinquante ans plus tard, il n’en restait plus grand-chose sinon dans les livres d’histoire.
Karl Marx naturellement, se réjouissait de cette destruction de la société européenne traditionnelle. Elle annonçait pour lui l’avènement ultérieur de la société post-bourgeoise espérée, de la société communiste, le matérialisme radical, l’homogénéisation mondiale et la fin de l’histoire. Il ne se trompait pas de beaucoup. Ce qu’il appelait de ses vœux s’est bel et bien réalisé en partie, en partie seulement. (…) La grande révolution qu’il décrivait et qu’il annonçait n’avait pas été l’effet de la seule « bourgeoisie », mais plus encore de l’univers de la rationalité et de la technique dans son ensemble quand il a triomphé de « notre monde » après 1918.
Avec plus d’acuité que Marx, dans son essai intitulé Le travailleur (1932), Ernst Jünger avait instruit le procès d’une société incarnée à ses yeux par la France issue de 1789. Opinion partagée par Bernanos (…).
Après 1968, pour actualiser le propos, il aurait fallu parler de société « bourgeoise-socialiste », siège de cet hybride dominant de la cosmocratie européenne qu’est le « libéral-socialisme ».
Loin d’être un danger pour ce système, la contestation soixante-huitarde en fut l’accomplissement. Elle a aidé à détruire dans les mœurs et jusque dans le Droit tout ce qui pouvait encore freiner son expansion, tout ce qui subsistait des formes traditionnelles de « notre monde », accélérant de façon foudroyante le processus de « marchandisation » des hommes, de destruction des identités, des désintégrations des liens communautaires et de manipulation de la nature. Il est frappant de voir à quel point les ex-contestataires de 1968, une fois libérés de leur phraséologie révolutionnaire, sont devenus les employés dociles et les profiteurs avides du système de consommation occidental. L’erreur de ces jeunes gens au temps de leur jeunesse avait été d’identifier au capitalisme les façons d’être traditionnelles qu’ils haïssaient. Ils avaient été de bien mauvais lecteurs de Karl Marx. Ils n’avaient pas compris que la société capitaliste avancée avait un pouvoir destructeur bien supérieur à celui des rhéteurs de la contestation. Quand ils eurent découvert que le monde libéral travaillait dans la même direction qu’eux, mais avec des moyens finalement beaucoup plus efficaces et agréables que ceux de l’ascétisme révolutionnaire, ils ne demandèrent qu’à se rallier. Loin de nuire à la société marchande, la contestation soixante-huitarde avait contribué à faire sauter les derniers obstacles limitant ses débordements.
Ce sont choses oubliées aujourd’hui, balayées par d’autres événements et par les retournements ultérieurs d’innombrables intellectuels. L’écrivain Romain Gary, gaulliste de gauche qui fut pendant dix-huit mois conseiller du ministre de l’Information, rappelait peu après les journées de mai 1968 l’extraordinaire concours apporté par la Télévision nationale à l’imprégnation gauchiste, dont la Chine maoïste était alors l’un des modèles : « Lorsqu’à Pékin, écrivait-il, une actrice de cinéma, la tête rasée par les Gardes Rouges, se suicidait en se jetant du septième étage, c’est tout juste si notre Télévision ne soulignait pas le côté « positif » de cette horreur  : la preuve que la Chine de Mao avait donné au peuple des immeubles de sept étages ».
Sous l’éclairage des évènements de 1968, il était facile de voir que la classe dirigeante occidentale tolérait avec sympathie l’effervescence contestataire tant qu’on ne brûlait pas ses automobiles dans les beaux quartiers. Libéralisme et marxisme se heurtaient sur les moyens, pas vraiment sur les fins. Avec l’accord tacite des cénacles dirigeants, la vulgate marxiste et ses dérivés avaient acquis le statut d’idéologie dominante, ne rencontrant d’autre opposition que celle d’une poignée d’irréductibles dont certains s’étaient repliés sur la ligne littéraire de la désinvolture hussarde.
Dominique Venner,
Extrait de Le Siècle de 1914 (2006)

J’ai légèrement édité le texte.
L’article original se trouve là:

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