La « cage d’acier » de la société libérale
Depuis la fin de la guerre froide et la
victoire de la puissance américaine sur son adversaire soviétique, une
interprétation uniforme s’est imposée de l’histoire européenne du XXe siècle
vue comme une marche difficile mais inéluctable vers la « Sainte
Démocratie » brocardée par Kundera. Une sorte d’utopie parée de couleurs
hédonistes chatoyantes, celles de la prospérité générale, du pluralisme des
opinions et de la liberté laissée à la vie privée la plus débridée. Après 1918,
le président américain Wilson avait proposé d’ouvrir l’Europe à cette utopie de
bâtir un monde « sûr pour la démocratie ». Et voilà que cette ultime
utopie semblait sur le point de se réaliser.
Comme d’autres avant lui, Kundera se
faisait le critique de la société libérale. Il voyait que son idéal séduisant
de liberté individuelle et d’ouverture au monde masquait en réalité le pouvoir
d’une oligarchie, la toute-puissance du marché qui transforme les
citoyens-consommateurs en esclaves de la marchandise, réduisant toute valeur
aux seuls critères de l’utilité marchande.
Certes, il y a un abîme entre la mise au
rebut des « forces de travail », c’est-à-dire d’hommes très concrets
sacrifiés en silence à la logique du profit, et l’anéantissement physique de
millions d’hommes pratiqué jadis par Lénine et Staline, ou dans un genre
différent, par Hitler. Mais était-il intellectuellement honnête de s’abriter
rétrospectivement derrière le retour à la barbarie qui a sévi après 1917, et à
laquelle n’ont d’ailleurs pas échappé les « démocraties » quand elles
procédaient aux bombardements de terreur sur les populations civiles en
Allemagne ou au Japon (Hiroshima) ? On invoquera l’immoralisme brutal des uns
pour prétendre au monopole de la « morale ». On pourra justifier de
la sorte un système où la richesse des spéculateurs est payée par la détresse
de ceux qui travaillent, les cités en béton et les campagnes désertifiées.
L’habileté du système, il faut le reconnaître, a été de compenser l’assèchement
de la vie personnelle et l’évaporation des solidarités communautaires par de la
consommation, de la bureaucratie, des spectacles et du sexe.
A la façon d’une énorme machine à déboiser,
le système ne laisse subsister en Europe que la coquille vide d’Etats ayant
abdiqué une large part de leur souveraineté devant le pouvoir planétaire de
prédateurs financiers. Des nations elles-mêmes il n’est plus question, ni des
trésors dont elles étaient les gardiennes, ni de la protection qu’elles
accordaient à leurs nationaux désormais exposés sans l’avoir désiré aux oukases
des eurocrates, à l’inquisition de juges étrangers, à l’invasion de produits
manufacturés exotiques à très bon marché, sans parler d’autres invasions plus
lourdes de conséquences encore. S’étend de la sorte un paysage de sociétés
éclatées au sein desquelles ont été largement abolies les règles communes de
civilités, où les pères ne sont plus tout à fait des pères et les femmes plus
toujours des femmes, où l’on fabrique dès l’enfance des être inaptes à
l’effort, égoïstes et capricieux. L’effondrement général n’étant provisoirement
contenu que par les antidépresseurs et le pouvoir incertain du bureaucrate, du
psychologue, du juge et du policier. (…)
Le meilleur des mondes et « 1984 »
Durant
le premier tiers du XXe siècle, plusieurs écrivains et philosophes s’étaient
efforcés d’imaginer ce que serait l’avenir d’un monde entièrement dominé par la
rationalité, l’impératif économique et le nihilisme, c’est-à-dire la soumission
à l’utilitaire et aux pulsions inférieures du désir et de l’ambition
personnelle. L’un des auteurs les plus perspicaces fut Aldous Huxley. En 1932
il publia Le
meilleur des mondes, roman d’anticipation qui se passe vers l’an
2500 de notre ère. L’auteur pensait donc anticiper de cinq ou six siècles
l’évolution de l’économie, des sciences et de la société. Erreur ! (…) Dans
l’ère du Meilleur
des mondes, on comptait les années à partir de Ford, l’inventeur de
la société de consommation. (…) La planète du Meilleur des Mondes es gouvernée par une
oligarchie. la technique règne, l’ordre aussi. De grands progrès ont été
réalisés grâce à la génétique. La famille a disparu. La reproduction s’effectue
par clonage. la sexualité n’est plus qu’un jeu, mais sa fonction est de
première grandeur. Une licence sexuelle débridée dompte les mâles et apporte
des compensations à la disparition des autres libertés.
Simultanément, le système cultive l’horreur
de la beauté et de la gratuité. Les enfants apprennent à détester les livres et
les fleurs. Rien de plus sage. Les livres pourraient éveiller l’esprit
critique, et l’amour de la nature ne favorise pas la consommation de
marchandises. Comme il faut tout prévoir, en cas de défaillance, on prescrit un
tranquillisant, le « soma ».
Une
quinzaine d’années après Huxley, George Orwell publia une anticipation
également célèbre, 1984,
visiblement inspirée par le modèle communiste. Mais ce qu’il décrivait
s’appliquait aussi à l’évolution des sociétés libérales. La surveillance
universelle exercée par Big Brother pour renseigner la police de la pensée, on
la voit désormais à l’œuvre avec ses « observatoires » spécialisés et
la délation encouragée. Quatre grands ministères dominaient la société de 1984, ceux de
la vérité, de la paix, de l’amour et de l’abondance. Ces ministères du
mensonge, on les voit aussi proliférer sous des appellations empruntées à la
publicité. (…)
Les ruptures de Mai 68
Evènements fascinants et révélateurs que
ceux de Mai 68 ! On avait vu l’Etat, si féroce et arrogant quelques années plus
tôt à l’encontre des Français d’Algérie, abdiquer piteusement devant une bande
de chahuteurs enflée d’heure en heure par des succès qui devaient plus à la
débandade générale de toute autorité qu’à sa force propre. Pourquoi cette
connivence entre la société et sa contestation ? Une réponse à cette question
permettrait d’avancer dans l’interprétation de l’époque.
Tout n’était pas négatif dans ce mouvement
qui secouait nombre de cocotiers et pratiquait l’irrespect de façon réjouissante.
la contestation ne fut pas cependant ce qu’elle semblait être. Les apparences
étaient trompeuses. Elles laissaient supposer aux conservateurs que le marxisme
livrait un nouvel assaut contre « notre monde ». Ceux qui le
pensaient n’avaient pas pris garde que « notre monde » n’existait
plus, sinon dans leurs illusions. Le nez sur l’évènement, ils n’avaient pas
identifié la complicité intime qui unissait le marxisme et la société
occidentale développée, ce que les suites de 1968 allaient montrer.
L’évènement qui avait secoué la torpeur
française était la manifestation locale d’un phénomène qui affectait l’ensemble
du monde de l’économie libérale (…).
La contestation avait commencé dans les
universités américaines et, comme une traînée de poudre, avait gagné toute
l’Europe de l’Ouest (…). Il se trouvait parfois un ministre de l’Intérieur à
l’ancienne mode pour dénoncer un complot international et déceler « la
main de Moscou » (…) derrière les cortèges hurlants ou les attentats. Et
sans doute les rivalités entre puissances de l’Est et de l’Ouest ont-elles
contribué à jeter ici ou là quelques brandons sur l’herbe sèche. mais expliquer
ce qui se passait comme l’effet d’une vaste subversion avec quelque part un
chef d’orchestre caché relevait du fantasme et du simplisme.
Les
années de guerre froide avaient contribué à installer dans les esprits ce
schéma réducteur. En accréditant le mythe du « monde libre » face à
l’univers de la tyrannie communiste, l’époque avait enraciné cette idée que si
le « monde libre » était souvent peu défendable, cela ne tenait pas à
sa nature, à la nature de la société libérale, mais à sa pénétration par la
« subversion ». Ce en quoi on se trompait. Plutôt que de s’évertuer à
dépister les idées ou les agents de la « subversion » et à dénoncer
l’influence pernicieuse de Karl Marx, on eut fortement gagné à lire celui-ci
puisque, dans Le
Manifeste du Parti Communiste publié en 1848, il avait pris la
peine de décrire les maux qu’à tort on attribuait à ses disciples :
» La bourgeoisie (…) ne peut exister
sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire
les conditions de la production, c’est-à-dire les rapports sociaux… Ce
bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le
système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent
l’époque bourgeoise de toutes les précédentes… Tout ce qui avait solidité et
permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes
sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports
réciproques avec des yeux désabusés… »
Tableau
toujours actuel cent cinquante ans après. A cette différence qu’à l’époque où
fut rédigé le Manifeste de
1848 subsistaient encore des traces de l’ancien monde européen (…) alors que
cent cinquante ans plus tard, il n’en restait plus grand-chose sinon dans les
livres d’histoire.
Karl Marx naturellement, se réjouissait de
cette destruction de la société européenne traditionnelle. Elle annonçait pour
lui l’avènement ultérieur de la société post-bourgeoise espérée, de la société
communiste, le matérialisme radical, l’homogénéisation mondiale et la fin de
l’histoire. Il ne se trompait pas de beaucoup. Ce qu’il appelait de ses vœux
s’est bel et bien réalisé en partie, en partie seulement. (…) La
grande révolution qu’il décrivait et qu’il annonçait n’avait pas été
l’effet de la seule « bourgeoisie », mais plus encore de l’univers de
la rationalité et de la technique dans son ensemble quand il a triomphé de « notre
monde » après 1918.
Avec
plus d’acuité que Marx, dans son essai intitulé Le travailleur (1932),
Ernst Jünger avait instruit le procès d’une société incarnée à ses yeux par la
France issue de 1789. Opinion partagée par Bernanos (…).
Après 1968, pour actualiser le propos, il
aurait fallu parler de société « bourgeoise-socialiste », siège de
cet hybride dominant de la cosmocratie européenne qu’est le
« libéral-socialisme ».
Loin d’être un danger pour ce système, la
contestation soixante-huitarde en fut l’accomplissement. Elle a aidé à détruire
dans les mœurs et jusque dans le Droit tout ce qui pouvait encore freiner son
expansion, tout ce qui subsistait des formes traditionnelles de « notre
monde », accélérant de façon foudroyante le processus de « marchandisation »
des hommes, de destruction des identités, des désintégrations des liens
communautaires et de manipulation de la nature. Il est frappant de voir à quel
point les ex-contestataires de 1968, une fois libérés de leur phraséologie
révolutionnaire, sont devenus les employés dociles et les profiteurs avides du
système de consommation occidental. L’erreur de ces jeunes gens au temps de
leur jeunesse avait été d’identifier au capitalisme les façons d’être
traditionnelles qu’ils haïssaient. Ils avaient été de bien mauvais lecteurs de
Karl Marx. Ils n’avaient pas compris que la société capitaliste avancée avait
un pouvoir destructeur bien supérieur à celui des rhéteurs de la contestation.
Quand ils eurent découvert que le monde libéral travaillait dans la même
direction qu’eux, mais avec des moyens finalement beaucoup plus efficaces et
agréables que ceux de l’ascétisme révolutionnaire, ils ne demandèrent qu’à se
rallier. Loin de nuire à la société marchande, la contestation
soixante-huitarde avait contribué à faire sauter les derniers obstacles
limitant ses débordements.
Ce sont choses oubliées aujourd’hui,
balayées par d’autres événements et par les retournements ultérieurs
d’innombrables intellectuels. L’écrivain Romain Gary, gaulliste de gauche qui
fut pendant dix-huit mois conseiller du ministre de l’Information, rappelait
peu après les journées de mai 1968 l’extraordinaire concours apporté par la
Télévision nationale à l’imprégnation gauchiste, dont la Chine maoïste était
alors l’un des modèles : « Lorsqu’à Pékin, écrivait-il, une actrice de
cinéma, la tête rasée par les Gardes Rouges, se suicidait en se jetant du septième
étage, c’est tout juste si notre Télévision ne soulignait pas le côté
« positif » de cette horreur : la preuve que la Chine de Mao
avait donné au peuple des immeubles de sept étages ».
Sous l’éclairage des évènements de 1968, il
était facile de voir que la classe dirigeante occidentale tolérait avec
sympathie l’effervescence contestataire tant qu’on ne brûlait pas ses
automobiles dans les beaux quartiers. Libéralisme et marxisme se heurtaient sur
les moyens, pas vraiment sur les fins. Avec l’accord tacite des cénacles
dirigeants, la vulgate marxiste et ses dérivés avaient acquis le statut
d’idéologie dominante, ne rencontrant d’autre opposition que celle d’une
poignée d’irréductibles dont certains s’étaient repliés sur la ligne littéraire
de la désinvolture hussarde.
Dominique Venner,
Extrait de Le Siècle de 1914 (2006)
J’ai légèrement édité
le texte.
L’article
original se trouve là: