un
article de Charles Mallet pour la Dissidence Française
« Nous
avons connu un honneur du travail exactement le même que celui qui au Moyen-
Âge régissait la main et le cœur. C’était le même conservé intact en dessous.
Nous avons connu ce soin poussé jusqu’à la perfection, égal dans l’ensemble,
égal dans le plus infime détail. Nous avons connu cette piété de l’ouvrage bien
faite poussée, maintenue jusqu’à ses plus extrêmes exigences. J’ai vu toute mon
enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de
la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales ».
Charles Péguy, L’argent, 1913.
Le 2 mars 1791, l’assemblée constituante abolissait les
corporations à travers le décret d’Allarde au nom de la libre entreprise. Le 14
Juin suivant, la loi Le Chapelier interdira la reformation de toute coalition
professionnelle, association de patron, ou de salariés. Ainsi s’ouvrait l’ère
du régime « Le Chapelier », dans lequel toute représentation professionnelle
sera bannie, et qui ne sera aboli que presque un siècle plus tard, en 1884, par
la loi Waldeck- Rousseau. Il s’agit d’une page méconnue et pourtant centrale de
l’histoire de la Révolution. Ce coup porté au monde du travail est
effectivement englouti dans le flot d’autres mesures plus « généreuses », en
tout cas, plus symboliques. Pourtant, la Révolution, dont les thuriféraires ne
manquent jamais d’affirmer qu’elle fut faite au nom du « Peuple », n’a pas
hésité à priver les travailleurs de structures séculaires qui organisaient leur
apprentissage, leur protection, et leur entraide interne tout en protégeant le
consommateur en garantissant un contrôle de la production en termes de qualité.
Ce triste anniversaire est une excellente occasion pour rappeler que Révolution
et République sont filles du libéralisme.
Les
métiers d’Ancien Régime
Depuis le XIIIe siècle,
l’artisanat occupait une importante partie de la population urbaine (ainsi que
rurale), depuis lors, l’artisanat déployait pour une large part ses activités
dans le cadre des corporations. Il s’agissait de métiers bénéficiant d’un statut,
définissant leurs privilèges et leurs devoirs. Selon qu’elles avaient obtenu
leur statut du Roi ou d’une municipalité, ces métiers étaient dits « jurés » ou
« réglés ». Les métiers étaient régis par des maîtres, et constituaient une
communauté d’arts et métiers, ayant également une personnalité juridique. Aussi
pouvaient-ils se pourvoir en justice et disposaient-ils de privilèges
commerciaux. Une corporation réunissait l’ensemble des artisans d’un même
métier de la même ville, selon une organisation hiérarchisée. Au sommet de la
hiérarchie des corporations, les maîtres formaient les apprentis,
représentaient leur corporation devant les autorités, surveillaient l’accès à
la maîtrise et le respect des règles du métier. Le respect de ces dernières
était crucial : il garantissait d’une part la crédibilité d’un métier face à
l’institution politique dont il tirait ses privilèges, et assurait au client
une production de qualité, en conformité avec une tradition artisanale
séculaire. Viennent ensuite les compagnons, ouvriers confirmés, maitrisant
pleinement leur art, travaillant sous les ordres d’un maître. Enfin, les
corporations se renouvelaient grâce à l’apprentissage. Les apprentis étaient
pris en charge par les maîtres et les compagnons qui lui enseignaient leur art.
L’autorité d’un maître
venait de son savoir-faire, reconnu par l’ensemble des compagnons et apprentis
de son métier, mais aussi des autres maîtres. La principale fonction de la
corporation était de soumette ses membres à une discipline professionnelle
collective dans le but de fabriquer un produit de qualité au juste prix, avec
constance. La corporation a aussi pour but de défendre les privilèges et les
droits des membres d’un métier, notamment contre toute concurrence déloyale.
Elle organisait également la solidarité entre les membres d’une même communauté
de travail : aide en cas d’accidents, de maladies ou de veuvage, financement
des funérailles d’un membre du métier, défense de leurs droits par la grève,
culte du saint tutélaire d’un métier etc…
Au XVIIIe siècle, les
corporations sont encore des institutions puissantes. Elles commencent
cependant à témoigner des signes d’essoufflement. La taxe pour accéder à la
maîtrise augmente, si bien que les compagnons rencontrèrent de plus en plus de
difficultés dans leur accès à la maîtrise. D’un autre côté, le renforcement des
règlements étatiques, dans le but de les protéger contre l’innovation
technique, attire les critiques de nombreux penseurs libéraux. Il convient
cependant de comprendre que ce rejet de l’innovation technique n’était pas
gratuit ou bêtement rétrograde. En effet, l’innovation était avant tout
considérée comme un facteur de bouleversement de l’ordre social, puisqu’elle
induisait un déséquilibre entre les métiers. De plus, le développement naissant
de l’industrie moderne et l’apparition de la production en série, notamment
dans le textile, allait à l’encontre de l’éthique professionnelle des
corporations, pour qui la production de masse était impensable. Ainsi, le grand
combat des libéraux, tels Vincent de Gournay ou Turgot (1), a été, tout ce
siècle durant, de détruire les corporations, au nom de la sacrosainte « liberté
du travail ». Les corporations menèrent alors un combat d’arrière-garde contre
la puissance grandissante du capitalisme marchand. Elles remportent un ultime
succès en faisant échouer la tentative de leur suppression en 1776. La
Révolution se chargea de pousser jusqu’au bout le travail laissé inachevé par
les ministres libéraux de la fin de la Monarchie (Le Chapelier était un
disciple de Turgot).
Décret
d’Allarde, loi Le Chapelier : Les fruits du libéralisme
La Révolution, avènement
du libéralisme, ne pouvait manquer de jeter à bas ces obstacles au libre
marché, en privant au passage les travailleurs de structures pour se défendre.
A travers le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier, se lit une volonté des
nouveaux maîtres de la France d’empêcher le monde du travail de défendre ses
intérêts. L’Etat révolutionnaire naissant voit en effet dans les corporations
un dangereux contre-pouvoir. Entre la défense de la liberté du travail, et
celle des salariés, la Révolution bourgeoise avait fait son choix. Comment se
fait-il qu’une révolution faite au nom du peuple ait pu appliquer de telles
mesures ? Les raisons se trouvent dans la culture politique révolutionnaire,
foncièrement libérale. L’historien Pierre Rosanvallon décrit cette culture
politique comme « la culture politique de la généralité » (2). Cette culture de
la généralité est à la fois une forme sociale, autrement dit, le « grand tout
national » (3), une qualité politique, c’est-à-dire la croyance dans les vertus
de l’immédiateté (4), et une procédure de régulation, ou la nomophilie, le
culte de la loi. Ce culte de la généralité implique un rejet des corps
intermédiaires, à travers l’aspiration à une société Une, indifférenciée. Les
révolutionnaires ne reconnaissent par conséquent que deux acteurs politiques :
l’Individu, et l’Etat. S’il ne doit exister que cette polarisation entre
l’individu et le grand tout national, alors toute association constituant un
intermédiaire entre eux est intolérable. Il est alors plus aisé de comprendre
pourquoi la liberté d’association, absente de la déclaration des droits de
l’homme de 1789, ne fut reconnue qu’en 1901 ! La suppression des métiers
d’Ancien Régime et l’interdiction de toute coalition devient elle aussi
évidente. La volonté d’abolir toute différence entre les hommes provoque un
rejet radical de la société des corps. La corporation est vue comme un facteur
de gangrène du lien social (quand bien même elles organisaient une sociabilité
riche et solide participant au bien commun, comme nous l’avons vu). « La France
est et doit être un seul tout » (Sieyès). Et Le Chapelier d’affirmer : « Il n’y
a plus de corporation dans l’Etat, il n’y a plus que l’intérêt particulier de
chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux
citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un
esprit de corporation » (1791). Cette suppression des corporations participe
également d’une volonté de faire table rase du passé : « Il faut effacer tout
souvenir de l’Histoire, tous les préjugés résultant de la communauté des
intérêts ou des origines » (Barère). En somme, les corporations, au même titre
que n’importe quelle association (5) ou ordre religieux, devenait suspect de «
crime de lèse universalité » (Pierre Rosanvallon). C’était d’ailleurs sous
prétexte d’appliquer de manière égalitaire un nouvel impôt sur
l’artisanat-boutique, la patente, que fut promulgué le décret d’Allarde.
Les raisons de la fin des
corporations, comme nous l’avons évoqué plus haut, ne sont pas que
philosophiques, mais aussi économiques. Car la Révolution fut libérale
politiquement et économiquement. Ainsi, l’idéal du marché unifié autorégulateur
fondé sur l’offre, la demande et la libre concurrence entre producteurs, ne
souffre aucun corps intermédiaire : il implique au contraire la liberté du
marché, passant par l’universalisation des droits, l’uniformisation et la
liquéfaction des sociétés. Il fallut donc supprimer toutes les barrières, d’où
une lutte contre les privilèges, y compris ceux qui protégeaient certains
métiers. Le contrôle de l’Etat pesa sur le monde du travail le poids qu’il
avait perdu sur le marché. Les corps administratifs et municipaux furent
contraints d’empêcher les ouvriers de se regrouper. La loi Le Chapelier
autorisait malgré tout l’existence de confréries artisanales et de sociétés
fraternelles à condition qu’elles soumettent leur règlement à l’Etat et
qu’elles se limitent à des fonctions de sociabilité et d’entraide. Dans le même
temps, le libre contrat devait devenir la base des rapports sociaux (6). La
relation professionnelle devint un simple face à face, sans arbitre,
supposément égalitaire, entre le salarié et l’employeur. Ce face à face était
censé être égalitaire, toutefois, les peines, en cas de conflit patron/salarié,
différaient selon les catégories sociales. De même, le patron en cas de conflit
est cru sur parole, quand l’ouvrier doit prouver sa bonne foi. L’ouvrier devint
suspect pour l’ordre public, comme l’illustra la mise en place du livret
ouvrier, sous l’Empire (1803). Toujours sous l’empire, deux décrets (1809 et
1810) mirent en place le conseil des prud’hommes afin de réguler les relations
du travail. Seulement, les démarches envers ces conseils avaient un coût
dissuasif pour le simple salarié. Notons, pour finir, passage que l’œuvre de la
Révolution fut sans conteste libéral. Les révolutionnaires mirent en place un
certain nombre de réformes déjà expérimentées sous la monarchie mais qui
n’avaient pas abouties (libre circulation des grains, suppression de la police
des grains). Ces mesures permirent le libre développement de l’économie
capitaliste. Le libéralisme impliquait de même l’abolition de toute
réglementation étatique concernant la production. Ainsi fut supprimé le système
de la marque, garant de la qualité des productions. Dans le même temps, la
libre circulation des grains est rétablie (1789) puis étendue à tous les
produits (1790).
L’option
corporatiste
En réaction au régime «
Le Chapelier », dès le début du XIXe siècle, les milieux royalistes et
catholiques proposèrent une alternative face à la paupérisation croissante des
classes laborieuses. Ainsi naquit le catholicisme social dans l’urgence de
l’industrialisation galopante et de ses terribles conséquences sociales :
paupérisme, déracinement, urbanisation anarchique, conditions de vie précaires,
éclatement familial. Il déboucha sur une critique globale des structures
sociales, économiques, des institutions et des mœurs du monde issu de 1789,
dans un sens traditionnel, chrétien, et corporatiste. Du fondateur de l’école
sociale légitimiste, le vicomte Alban de Villeneuve-Bargemont, auteur d’une
Économie politique chrétienne (1834), à Albert de Mun, en passant par René de
la Tour du Pin ou encore Armand de Melun, Monseigneur Freppel, les milieux
royalistes témoignèrent d’une sincère et constante volonté de protéger les
travailleurs face au Capital libre. Cette lutte politique contre le libéralisme
passa par la défense du dimanche chômé, la protection des femmes et
l’interdiction du travail des enfants, la prévention contre les accidents du
travail ou les aléas de la vie. Ce sont enfin ces catholiques sociaux qui
furent les porteurs du principe corporatif à travers, entre autres mesures, la
promotion du principe des retraites ouvrières et paysannes payées à partir de
caisse corporative autonome. Nombre de leurs propositions essuyèrent le refus
catégorique des républicains de gauche comme de droite, ou furent repoussées à
l’après 1918.
Aujourd’hui, la question
corporative semble être passée au second plan, l’idée d’une société de corps
ayant connu ses derniers avatars dans des régimes frappés d’interdit (l’Italie
Mussolinienne par exemple). Cependant, la violence prédatrice du libéralisme
n’a jamais été aussi visible. Alors que la non-civilisation libérale subit une
nouvelle crise systémique, c’est à nous, conservateurs révolutionnaires que
revient la tâche de proposer une civilisation alternative à la
social-démocratie, dont le socle reconnaitrait la dimension organique de la
société française. Une troisième voie entre le libéralisme pur et le socialisme
vindicatif pourrait être résumée comme suit :
«
Associons sans exception depuis les plus simples manœuvres, les suprêmes grands
chefs, leurs collaborateurs de tous rangs, et, dans la vérité de la vie
nationale, assurons- nous les occasions et les moyens de débattre l’ensemble et
le détail de nos intérêts! Cet organisme latéral doit devenir, soit aisément,
soit difficilement, mais très sûrement, fraternel. Pourquoi pas ? L’Union du
Syndicat est étroite et directe, elle le restera. Il peut y avoir une autre
union large et durable aussi, comparable à ces unions territoriales qui
rassemblent pauvres et riches, dirigeants et dirigés, dans le corps et le cœur
d’une même patrie. Ce sera la Corporation. »
Charles Maurras, Mes idées politiques, 1937.
Notes
1. Turgot (1727-1791),
proche des milieux physiocrates et des philosophes de Lumières, auteur en 1766
des Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, considéré
aujourd’hui comme aussi important dans l’histoire du libéralisme qu’Adam Smith.
Ministre des finances sous Louis XVI, il établit le 13 septembre 1774 la
liberté du commerce des grains et des farines, dont les résultats furent
catastrophiques et qui provoqua l’hostilité populaire, et qui aboutit
finalement à la « Guerre des farines ». Il s’agissait de la troisième tentative
de libéralisation du commerce des grains du siècle. Il va sans dire que les
deux expériences précédentes n’avaient guère été plus concluantes (édit de
1754, puis deux édits de 1763 supprimant du même coup la police des grains). Il
tenta également de supprimer les corporations, sans succès, en 1776.
2. Pierre Rosanvallon, Le
modèle politique français, la société civile contre le jacobinisme de 1789 à
nos jours.
3. Nation comprise comme
l’addition de tous les individus qui la compose, et non comme un tout
organique.
4. Le mythe d’une démocratie « directe ».
5. Certains clubs, ou
loges échappaient bien entendu à cette logique. On sait également que sous la
Convention les sociétés populaires, ou clubs étaient protégés ou encouragés
dans la mesure où ils permettaient de soutenir l’action de ladite Convention.
6. C’est le « contrat
social » théorisé par Jean-Jacques Rousseau.
Charles
Mallet,